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Bref, j’ai été serveur à la Confluence

Je bosse depuis 20 ans. Dans la communication et dans la presse. Il y a 3 ans, j’ai quitté un boulot sympa, avec un salaire sympa et une voiture de fonction sympa. Sauf que je m’ennuyais

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Je bosse depuis 20 ans. Dans la communication et dans la presse. Il y a 3 ans, j’ai quitté un boulot sympa, avec un salaire sympa et une voiture de fonction sympa. Sauf que je m’ennuyais. Ce que je voulais, c’était monter ma boîte. Alors je l’ai fait. J’avais pas complètement réalisé que c’était la crise.Du coup, ça a été dur. Très dur. Déjà normalement, monter sa boîte c’est le parcours du combattant, mais là c’est devenu carrément une mission suicide. Alors j’ai liquidé. C’est ce qu’on appelle un revers de fortune, c’est-à-dire « Plus de thunes ! ». Sauf que le revers, je l’ai reçu en pleine poire, à la fois lifté et slicé.

Au début, je pensais « J’ai 40 ans, je suis pas con, je vais trouver rapidement. » Tu parles. Une quinzaine de candidatures, pas d’entretien, parfois pas de réponse ou alors : « Malgré l’intérêt de votre profil, gna gna gna… »

Je me suis inscrit au Pôle Emploi. La femme m’a dit « On va calculer votre indemnisation », j’ai dit « J’y ai pas droit, j’étais pas salarié », elle a changé de sujet « Et votre recherche d’emploi, vous en êtes où ? », j’ai dit « J’ai envoyé des candidatures, mais bon… », elle a dit « Vous activez votre réseau ? », j’ai dit « Oui », elle a pensé « Ouf », elle a dit « C’est bien », j’ai dit « Merci », j’ai pensé « Et toi tu sers à quoi ? », j’ai dit « Je cherche aussi un job alimentaire en attendant, à part votre site, y a d’autres solutions ? », elle a noté dans mon dossier « Alimentaire », elle a dit « Ah non, mais vous aurez un conseiller personnalisé que vous pourrez rencontrer dans trois mois », j’ai dit « Merci », j’ai pensé « Va mourir ».

 

Comme je n’ai pas droit non plus au RSA, vu que j’ai une chérie salariée, j’ai cherché un job d’appoint, alimentaire comme j’avais dit, agent d’accueil ou de nettoyage, vendeur en magasin ou serveur en restaurant. J’ai envoyé des candidatures avec un CV allégé pour pas faire peur, mais ça n’a pas suffi. J’ai pensé que ma seule chance était de rencontrer les gens directement. Alors je suis allé au centre commercial de la Confluence. Dans le journal, on disait que ça recrutait. J’ai essayé une boutique bio, une parfumerie bio, un magasin de jouets, une boutique de fringues, deux chocolateries.

J’ai même essayé un opticien, mais je suis pas opticien. J’allais partir et puis j’ai essayé un restaurant. Razowski, ça s’appelle, du nom d’un boxeur polonais qui a fait fortune aux States avec des hamburgers. La patronne s’appelle Fred, je me suis dit « C’est comme moi, c’est bon signe ». J’ai du flair dans les affaires. Elle a dit « C’est payé au SMIC », j’ai pensé « C’est nul », j’ai dit « C’est mieux que rien », elle a dit « Venez demain à 10h, on fera un essai », j’ai dit « Super ». J’étais content, j’avais un boulot. Mon entourage était content, j’avais un boulot. On a usé du terme « Courage » pour qualifier ma démarche. J’aurais trouvé tout de suite un emploi dans ma branche à mon niveau, personne n’aurait employé ce mot, mais là en acceptant n’importe quoi, j’étais courageux.

 

« En Sopalin, ça va faire cher »

Le lendemain à 10h, j’étais à mon poste. J’ai rempli une fiche de recrutement, j’ai passé le chiffon sur les tables du restaurant, j’étais en train de les dresser lorsque le manager intermédiaire est venu me voir et m’a dit « La DRH est pas là, je peux pas vous déclarer aujourd’hui. Revenez demain ». J’ai fini de dresser les tables et je lui ai dit « À demain ».

Le lendemain à 10h, j’étais à mon poste. Cette fois on a pu me déclarer. J’avais mis des baskets pour faire jeune et une chemise blanche pour faire serveur. J’étais à bloc, rien ne pouvait m’arrêter. On m’a dit de nettoyer les vitres. J’ai pris du Sopalin, du liquide bleu. Le Sopalin peluchait, mais ça devenait quand même plus propre. Plus tard, j’ai dit au manager intermédiaire « Ce serait bien d’acheter un chiffon pour les vitres, ce serait plus pratique. » Il a dit « La direction voudra jamais, ça fait des frais. » J’ai pensé « En Sopalin, ça va faire cher. » J’ai rien dit.

Après, je suis allé chercher en réserve du poivre et du café. Y avait plus de poivre et le café avait déjà été rapporté par un autre employé. On m’a demandé d’aller acheter du poivre et du pain de mie au Carrefour du rez-de-chaussée. Quand j’ai rapporté le pain de mie, les cuistots, tous Indiens ou Pakistanais je suis pas spécialiste, ont parlé dans leur langue. J’ai senti qu’il y avait un problème, ils m’ont dit que c’était pas la bonne dimension de tranche, qu’il fallait aller chez Lidl. Je l’ai dit au manager intermédiaire. Il a dit « On s’en fout. »

 

« Tu vas runner »

J’ai demandé si j’allais être en binôme au service comme me l’avait dit un autre serveur. On m’a répondu « Non, tu vas runner ». J’ai pensé « J’aurais dû faire du footing plutôt que de rester chez moi toutes ces semaines ». En fait, runner c’est servir les plats dont les autres ont pris la commande, servir les boissons dont les autres ont pris la commande, surveiller les tables qui se libèrent, les nettoyer, les redresser. Pas sorcier.

Le manager intermédiaire a insisté sur la rapidité nécessaire. J’ai pensé « Pas de problème, on m’a toujours dit que je travaillais plutôt vite. » Sauf que c’est pas vraiment la même notion de la rapidité. Dans ce genre de restaurant, il faut jamais rester inactif, il faut toujours laisser penser qu’on est en surchauffe. J’ai tendance à gérer le stress en restant calme, ça m’a plutôt réussi, c’est rassurant pour les collègues et les clients. Au Razowski, si tu es trop calme, c’est que tu fous rien.

L’autre chose sur laquelle je m’étais fait des illusions, c’est le relationnel. J’avais pensé qu’avec mon goût du contact et de la discussion avec les clients, ça ferait merveille. Sauf que dans ce restaurant, on n’a pas de contact avec le client. On dit juste « Bonjour, vous avez fait votre choix, ça fait tant, au revoir » et on pense « Allez magne toi de libérer ta table, y en a qui attendent. » Ce qui m’a tout de suite choqué, c’est qu’on ne devait même pas attendre que le client se lève pour débarrasser sa table, la nettoyer et la redresser. On faisait même pas semblant de le considérer. J’aurais dû me douter qu’en traitant les clients comme ça, on aurait du mal à s’entendre.

 

Sourires appris en formation

Mais bon, j’ai runné, à servir des gros burgers gras à 20 €, à apporter des cocas light à 4€, à rapporter une part de cheesecake un peu moins mal coupée à un client mécontent, en disant un mot gentil si possible juste histoire de personnaliser ma participation. Je me suis habitué à l’accent indien du chef quand il disait « Saignant » ou « à point » et j’ai essayé de pas oublier si c’était celui de droite ou de gauche lorsque j’apportais les plats. J’ai slalomé entre les tables pour aller les desservir, nettoyer ou redresser.

Sauf qu’on était une demi douzaine à évoluer au service et que personne ne respectait vraiment les rangs qu’il devait servir. Du coup, on se retrouvait deux à desservir une même table alors que d’autres restaient en rade. L’ambiance entre employés était plutôt bonne, chacun se serrait les coudes avec la conscience de faire face à l’adversité. Elle ne manquait pas celle-là : le manager intermédiaire qui gueule d’aller plus vite quand on bouchonne au vasistas qui sert de passe plats sales, le cuistot qui inonde l’assiette de sauce alors que le client l’a demandée à part, les numéros de table qui correspondent plus depuis qu’un collègue s’est planté dans la commande.

Et puis surtout, mais je ne m’étais pas méfié, le superviseur. Un mec de Paris qui donnait un coup de main pendant le coup de feu, avec des sourires appris en formation pour les clients et des tapes sur l’épaule aux serveurs en signe de camaraderie. Genre « On est une famille, on se sert les coudes (ou les épaules) ». Sauf que l’individu était là pour juger de notre performance, à trois serveurs dont moi. Ce qu’il a fait, sans détour. Ce que j’ai appris à mes dépens quelques minutes plus tard.

Non sans avoir eu le temps de terminer le service, de passer le balai et de rentrer des caisses de bouteilles alors qu’il restait encore quelques clients en salle. Non sans m’être vu offrir le repas du guerrier, un magnifique cheeseburger, parce que la pièce du boucher « le personnel n’y a pas droit », alors qu’il affiche le même prix sur la carte. Déjà peu amateur de ce genre de bouffe, j’ai constaté que les assiettes du personnel étaient froides et pour cause, on nous a autorisés à manger une demi heure après la fermeture de la cuisine. Contre mauvaise fortune, j’ai fait bonne figure et plaisanté avec mes collègues, dont certains m’ont demandé mes impressions. J’ai dit « Ça va, mais c’est pas trop à moi de me prononcer ». Je ne croyais pas si bien dire.

 

Le coude posé sur le passe plat

Je me suis levé, je me suis approché du manager intermédiaire pendant que la patronne me tournait le dos en mangeant un cheesecake, dont j’ai espéré qu’il était bien coupé. J’ai dit « J’y vais, j’ai un rendez-vous », le manager intermédiaire m’a dit « OK », j’ai dit « Je reviens à quelle heure ce soir ? », il a dit « Euh, en fait ». J’aime pas trop quand les phrases commencent comme ça. J’ai raison de ne pas trop aimer. Il a dit sans me regarder « Euh, en fait, c’est pas la peine. Ça va pas le faire. » Il m’a expliqué que j’allais pas assez vite, que dans ce genre de restaurant, il faut aller vite, jamais rester sans rien faire, qu’il m’avait vu le coude posé sur le passe plat, tout ça. J’ai insisté « Je peux peut-être réessayer ce soir, je vais faire plus vite. » Il m’a dit que non, que le superviseur avait la même impression, que j’avais pas le potentiel.

Je crois que c’est ça, la phrase à retenir : j’avais pas le potentiel. J’ai pensé « Qui tu es, pauvre mec, pour me dire que j’ai pas le potentiel, toi qui oses même pas venir me voir avant que je me manifeste, qui me regarde pas en face en me sortant tes inepties, qui tu es ? ». J’ai dit « OK, je vais récupérer ma veste. » Je lui ai serré la main en le regardant droit dans les yeux, j’ai salué mes collègues d’un sonore « Ce fut bref mais intense », j’ai obligé la patronne à se retourner pour me serrer la main en lui lançant un ferme « Au revoir, Frédérique. » Elle a souri d’un air gêné et je suis sorti.

En ralliant Perrache à pied après avoir loupé le tram, je me suis dit que c’était une vraie journée de merde. J’ai eu des pensées mesquines, du style « Dès que j’ai un job à ma mesure, je reviens me payer un burger au Razowski et je les fais chier comme jamais ça leur est arrivé. » Et puis j’ai pensé à Manue, à Mehdi, à Idriss, à Kelly, à Salwa, à Anthony, tous mes collègues d’un jour, dont certains je le savais n’allaient pas durer plus longtemps que moi. J’ai pensé qu’eux n’avaient sûrement pas les mêmes opportunités de travail que moi. J’ai pensé qu’ils ne mériteraient pas de subir les affronts de ma rancœur. Et puis vraiment, j’aime pas trop les burgers.

Bref. J’ai été serveur à la Confluence.

Frédéric Blacher

 

 


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