C’est la fin du règne des imposteurs. Le rap français n’offre plus de fric facile (ou si peu). Les fans se tournent vers Internet à la recherche d’authenticité et Lyon a de quoi se défendre. Depuis des années, une bande d’artisans du rap lyonnais tisse sa toile et observe l’explosion du nombre de clics accolés à ses vidéos sur le web. Même Les Inrocks les ont vus
Ils se font appeler Lucio Bukowski, Kacem Wapalek, Ethor Skull, Anton Serra, Emka, Nadir, Kalam’s, Na.K, Ilénazz, Dico, Libann Style, Def, Cidji, Missak… Il ne s’agit ni d’un collectif ni d’un label. Eux appellent ça « l’animalerie », histoire de revendiquer une appartenance commune sans s’encombrer des rigidités d’un groupe. C’est un réseau d’indépendants qui part dans tous les sens.
«Demandez à Dj Fly»
Ils organisent des concerts, multiplient les featuring, se lancent dans des collaborations étroites à quelques-uns, fabriquent leurs propres maxis (petits albums) pour les vendre à la sauvette. Ils font surtout beaucoup de clips (postés sur Dailymotion et Youtube), qui gagnent peu à peu en qualité avec l’apport de pros (Monsieurtok ou la maison Overcom-pictures). Facebook et consort assurent ensuite la traînée de poudre.
La cinquantième vidéo d’Oster Lapwass, réalisée par Monsieurtok
Tous ne se fréquentent pas dans la « vraie vie », mais ils se retrouvent pour rapper, notamment chez Oster Lapwass. Ce producteur autodidacte s’est fait connaître en troquant aux rappeurs des sons produits sur logiciel. Désormais il vend son album sur Internet et dans un bar des pentes de la Croix-Rousse. Le second est déjà en route.
Son ami Dj Fly, champion du monde DMC 2008 et plusieurs fois champion de France, n’est jamais très loin. Tout comme 2M2X et Milka, deux autres « beatmakers ».
Lucio Milkowski – Coït Interrompu (Overcom Pictures)
Oster Lapwass: « Je suis né à la Croix-Rousse, j’ai toujours habité à Lyon. Je suis fier quand les gens me disent: “finalement il y a du niveau chez vous“. Mais ça me fait rire qu’on imagine Lyon comme une place forte alors que ça a toujours été la galère pour nous. Demandez à Fly, il vous dira que c’est la ville qui l’a le moins aidé. A New-York, quand il dit “champion du monde DMC“, ça leur parle. Ici, il n’a même pas été reçu par un adjoint après son titre. »
« L’ordi ne fait pas l’artiste »
Comme Lapwass, certains rappeurs sont des trentenaires désenchantés. D’autres ont la fraîcheur de la vingtaine et s’incrustent, par des connaissances communes, forts de leur seul « flow ». Une simple soirée impro à Sète, en compagnie du jeune talent Demi-portion, peut se transformer en petit buzz.
« Pendant des années, j’ai vécu des pures soirées Hip-hop chez moi sans que personne ne le sache, relate Lapwass. On a commencé à se filmer, mais c’était juste pour se faire passer nos nouvelles prod’ entre nous. La première fois que j’ai vu Kacem rapper, je me suis dit: “dans un an, ce mec est connu”. C’était il y a plus de huit ans. »
Le rappeur en question, Kacem Wapalek, est un jongleur verbal techniquement hors normes (voir la vidéo ci-dessous à 3’05). A défaut de gagner beaucoup d’argent, il a fini par acquérir une vraie notoriété nationale.
Wapalek ne se voit pas comme un produit du Net. « A une époque, les cuivres étaient les instruments les moins chers aux Etats-Unis. D’où leur forte présence dans le jazz. Pour nous l’ordi c’est pareil : c’est un outil bien pratique, mais ça ne fait pas l’artiste. »
Côté goûts artistiques, c’est un éclectique. « J’adore Brassens et Brel, mais j’écoute très peu de rap français. J’en fais parce que ça me permet de taper un morceau qui part sur de la salsa et retombe sur de la dubstep, de poser sur des sons « massive attackiens » ou sur de l’ethnique, de l’électro ou de la funk. »
« Rappeur des années 10 »
Tous ces artistes se voient comme des « électrons libres » et défendent fièrement leur indépendance artistique. C’est le cas du talentueux Nadir, un étudiant qui allie rap et production, en attendant de lancer début 2012 son propre concept économique, pour tenter de pérenniser un modèle. Décryptage:
« Je suis conciliant mais ma musique, personne n’y touche. Je ne pourrai jamais céder ma direction artistique. Or, à chaque maillon de la chaîne de construction d’un album, il faut mettre la main à la poche. Donc à notre échelle, on ne peut auto-produire que des CD à petit budget. Trouver de l’argent n’est pas impossible, mais coûte trop cher (en termes artistiques, ndlr). Les rappeurs des années 10 se doivent d’être des artistes businessmen, et non plus des businessmen qui prétendent faire de l’art. »
Il ne suffit pas d’écrire et de poser sur une bonne composition. Les artistes « 2.0 » veulent que leur son sonne « comme un Américain », dixit Lapwass. Pour Nadir, l’absence d’argent n’induit pas forcément un retour à la qualité. « Ce qui tue l’art, ce n’est pas l’argent, c’est de vouloir le modeler à l’industrie alors que c’est l’inverse qui doit être fait. »
Les « années 10 » musicales commencent tout juste. Seront-elles fructueuses pour le rap ? Les difficultés sont réelles, mais le talent, la motivation et les idées sont au rendez-vous. L’occasion de revivifier l’accent populaire de la capitale des Gaules.
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